
Il s’agit de se demander si les épouvantails agités par le vent, ça existe encore dans ce siècle. Vous savez, ce siècle parfait, moderne, ce siècle qui veut que tout soit et que rien n’existe ; que toi, tu sois toi-même, sans le devenir. En témoigne ce message découvert hier sur un drôle de canard, écrit par un drôle d’oiseau. De mauvais augure pour la suite.
Ce message lancé comme un pamphlet qui prétendait avec la force du vent faire table rase d’un passé solidement construit. Une tempête de paroles qui ferait s’agiter un moulin. Un ouragan de mots qui avait plus de tempérament, plus de force, que n’importe quelle calamité intellectuelle que l’on peut écouter aujourd’hui sur son poste de radio. Ce message, son contenu, sa forme, son contenant, son auteur, était des animaux de la pire espèce, défendant devant son lecteur ceux-là même que l’homme sain a toujours défendu : le faible, la veuve et l’orphelin. Hors le fait que son procédé rhétorique avait tout d’une secousse, d’un tremblement de terre. Il prétendait avec la passion du vent qui produit les pires calamités que l’homme sain n’avait pas le droit de les défendre, parce qu’il était sain. Ainsi donc, il fallait que les malades soignassent les malades ; que les esclaves libérassent leurs frères ; les races qu’on avait proclamées inférieures défendissent elles-mêmes le fait qu’elles n’étaient pas inférieures sans l’aide des gens des autres races, parce que, voyez-vous, ils avaient des biais cognitifs qui les empêchaient de bien défendre ces gens-là comme il eût fallu qu’on les défendît bien.
Et cela continuait : désormais, notre ouragan volcanique évoquait le cas de Sodome et de Gomorrhe, qui, fort heureusement, n’avaient été détruites que dans des écritures d’un autre âge ; de Lesbos qui exhalait les parfums de la liberté ; il disait cela avec le ton du fort qui n’accepte pas d’être faible ; il prononçait des mots incompréhensibles et étrangers pour démontrer que sa science était, dans tous les cas, parfaitement valable. Les contradicteurs voulait forcément la mort de ces pauvres sodomites et de ces malheureuses lesbiennes ; cet homme fier ne pouvait pas même imaginer que je ne jugeasse point ces personnes, mais que je pusse réprouver leurs actes. Pour un homme qui ne prononce pas le mot de personne si ce n’est quand il faut citer un nombre de victimes, toujours au pluriel si possible, c’était fort juste. L’individu et ses actes lui paraissaient la même unité, le même être, la même force agissante. Il ne concevait, puisqu’il ne connaissait point ce mot si ce n’est dans le cas où je l’ai cité. Il avait pour lui autant le goût du cercueil puant duquel il semblait exhumer l’être nauséabond qu’il pensait que j’étais.
Cette magnifique démonstration continuait avec la défense d’autres personnes aux comportements sexuels débridés, spécifiés et recensés, de telle sorte qu’on se demandait finalement s’il n’y avait pas un sexe par individu. Lui-même paraissait quelque peu confus et perdu par son discours !
Enfin, mais pas certain que cela ait brisé l’édifice de ma pensée bien construite, logique, et certainement pas vautrée et contorsionnée dans l’incontrôlable du vice, notre homme a décidé de détruire ce qui, encore récemment, semblait acquis à tous. Son réquisitoire tempêtueux et enflammé s’adressait à tous ceux qui, je cite, « mangeaient de la viande ». Des criminels de bas étage, des bandits de grand chemin, des meurtriers sanguinaires. D’affreux psychopathes, en quelque sorte. Sans que cela l’intéressât le moins du monde, je pourrais lui citer le cas de deux cent mille personnes que l’on tue chaque année dans mon pays. Mais lui m’aurait déclaré que vouloir empêcher une vie d’être achevée de force, tout cela était surérogatoire ; oui, monsieur, parce qu’en parlant d’un violoniste, une femme a montré que défendre la vie, c’était superfétatoire ! Oui, monsieur, parce que défendre les gens de souffrir les pires crimes, c’était superfétatoire. Parce que, déjà, vous n’avez pas d’utérus et donc, par conséquent, vous n’êtes pas une femme. Quel tour logique puéril dans ce tourbillon de colère. J’avais l’impression de trembler comme une feuille, alors qu’en fait mon corps semblait pris de spasmes ; convulsions incontrôlées qui sont le fruit de la drôlerie. Le rire, pour résumer.
Revenons à notre cyclone. L’animal était cet être doué de sensibilité, souffletait-il, pensant enfoncer une porte close, alors que déjà ouverte, croyant même qu’en dehors de lui nul ne le savait. Le végétal était lui-même un être pensant. Bref, rien n’autorisait à en manger. Ni de l’un, ni de l’autre. Alors, comment me direz-vous, pourrions-nous nourrir ? Eh bien, il ne répondait qu’évasivement à la question. Il battait et rebattait ses ennemis par sa brillante démonstration de l’esprit. Il faut dire que notre tempête était à l’humilité ce que l’amour est à la haine.
Je vous promets que j’ai vraiment lu ce discours, que je n’invente rien. Lui, le message de la victoire triomphante contre le passé, je l’ai vraiment lu. Sur ce mauvais canard, par un piètre oiseau de mauvais augure. Ce canard avait tout du volatile dont les effluents ont ce caractère terriblement sales et crasseux. Pire que du charbon ou du pétrole. Ce vieux journal n’avait de réel que l’écran à travers lequel on pouvait le voir. Sinon, il apparaissait comme le produit d’une pensée torturée, tordue, centrée sur cet œil passionné qui regarde le monde en pensant qu’il n’est que le produit de son imaginaire. Et n’était-il pas au service d’une cause véritable pourtant : un monde meilleur ?
Il n’empêche, en bas du message, était écrit cette énigmatique et imprudente phrase, pas très économique ni sobre au demeurant : « Si vous êtes d’accord, partagez. »