Parmi la centaine de membres du clan des Têtes-Brûlées, l’agitation régnait : enfin, le rude hiver laissait peu à peu place à des températures plus clémentes. Il n’y avait pas eu de catastrophe naturelle au cours de l’hiver. Le clan semblait avoir retrouvé la bénédiction des esprits de la Montagne-aux-Mil-Vents[1] et de ceux de la Grande-Rivière[2]. Les sacrifices offerts en leur honneur avaient sûrement permis d’éviter de divines colères.
Non loin du campement, au pied de la Montagne-aux-Mil-Vents, un immense troupeau de mammouths ; partout, au bord de la Grande-Rivière, une flopée de lapins et d’oiseaux de proie ; bref, ces premières journées de printemps laissaient entrevoir l’espérance d’une saison de chasse particulièrement abondante en gibier.
Malheureusement, au loin, d’au-delà de la Montagne-aux-Mil-Vents, il semblait qu’on entendît les hurlements de loups, hurlements qui semblaient bien inhabituels. Il s’agissait – comment qualifier cela ? – plus de cris brefs et répétés, quoique puissants et menaçants.
Chaque jour, comme le clan se déplaçait pour courir le gibier, les plus expérimentés distinguaient de mieux en mieux ces cris. Les Loups-aux-Cris-Étranges – ainsi que le clan les avaient nommés – se rapprochaient donc peu à peu du territoire de chasse des Têtes-Brûlées. Au bout d’une vingtaine de jours, on put non seulement entendre les mêmes loups, mais également les apercevoir. Et ils n’étaient pas seuls. Par quelle diablerie un clan était-il parvenu à prendre à son service un troupeau entier de loups ? Le chef du clan, homme dont la témérité remarquée avait fait que les Têtes-Brûlées avaient pris ce nom, savait qu’il devrait se révéler, pour une fois, particulièrement méfiant.
Il avait ouï dire que, depuis une quinzaine d’étés, les clans par-delà la Montagne-aux-Mil-Vents, alliés comme ennemis, avait été vaincus et soumis par des clans qui paraissaient venir d’un autre monde. Jusque-là, il n’avait pas été particulièrement inquiet pour son propre clan, puisque la défaite de ses ennemis avait fortement agrandi son territoire et que la déroute de ses alliés avait certainement permis d’éviter de nouvelles guerres. Cela était souvent arrivé, par le passé, pour quelque vétille autour de la carcasse d’un mammouth chassé un peu trop près du campement de l’un ou de l’autre clan qui n’était pas le sien.
Il semblait que ces nouveaux venus dont il était question étaient fortement armés et belliqueux. Le clan avait cru comprendre qu’ils possédaient des armes courbées, tendues par une corde de peaux ou de lianes, qui pouvaient lancer des projectiles à de longues distances. On rapportait qu’ils étaient souvent accompagnés de ces Loups-au-Cri-Étrange, qui faisaient un vacarme impressionnant dès lors même qu’on essayait de venir les prendre par surprise. De fait, il s’agit de loups moins féroces que les loups ordinaires, mais particulièrement dociles et prompts à l’obéissance, tant qu’on les nourrissait régulièrement et que l’on faisait partie du clan qui les possédait.
Comble du malheur, le clan des Têtes-Brûlées, s’il disposait d’un plus grand territoire qu’auparavant, avait tout de même été régulièrement rongé par un mal mystérieux, qui semblait venir de par-delà la Montagne-aux-Mil-Vents, et qui avait fait de nombreuses victimes dans ses rangs. La médecine et les dieux n’avaient rien pu faire face à ces vagues épidémiques régulières, dont nul ne parvenaient à voir d’où elles venaient ; on avait simplement compris que c’était depuis l’arrivée de ces nouveaux ennemis que les maladies faisaient régulièrement des ravages. Il arrivait en effet que les Têtes-Brûlées inclussent à leur groupe les membres épars de clans autrefois alliés, alors même qu’ils avaient contracté un mal inexplicable et duquel il semblait particulièrement difficile de guérir. Il se caractérisait par une toux sanglante et une fatigue de plus en plus intense, c’est pourquoi on l’avait appelé la Maladie-au-Crachat-de-Sang.
Deux ans plus tard, le clan des Têtes-Brûlées avait été massacré et supplanté par un ennemi supérieur en nombre, armé et efficacement protégé par les Loups-au-Cri-Étrange. Ces gens-là avaient l’étrange habitude ne pas vivre de la chasse et de la cueillette seules ; ils économisaient une partie des grains de blé et d’orge qu’ils récupéraient, pour en faire une poudre ou pour les planter encore une fois et décupler leur nombre. De même, certains des animaux qu’ils possédaient paraissaient avoir vécu en harmonie avec eux depuis un nombre incalculable d’hivers.
Mais leurs loups n’avaient pas été pas leur unique arme. Leurs chefs se distinguaient parce qu’ils avançaient assis sur des animaux de grande taille qui étaient inconnus jusque-là dans la région. Les Têtes-Brûlées n’avaient pas pu réellement se mesurer à eux, effrayer qu’ils avaient été par leur course rapide. Le clan des ennemis parlait dans une langue comprise, semblait-il, à peu près partout à l’est de la Montagne-aux-Mil-Vents.
Les Têtes-Brûlées avaient pourtant révélé, pour leur part, leur grande aptitude au combat, portant de nombreux coups et faisant de nombreuses victimes parmi l’ennemi, mais ils avaient fini pourtant tomber malades les uns après les autres à cause de la Maladie-au-Crachat-de-Sang, des Chefs-sur-Quatre-Pattes et des Loups-au-Cri-Étrange. Et les armes courbées qui tiraient des projectiles les avaient continuellement décimés de loin, sans qu’ils pussent parvenir à atteindre l’ennemi dans ses campements.
Qui plus est, plus ils avaient tué d’ennemis, plus il en était arrivé. Bientôt, les campements de cette peuplade étaient définitivement établis. Leurs tentes étaient non de peaux, mais de bois et de paille : elles étaient là pour rester. Leurs chefs possédaient même des tentes construites avec de la pierre, auxquelles il eût été particulièrement difficile de mettre feu.
Dans l’état actuel de nos connaissances, c’est peut-être, en résumé, ainsi que l’agriculture s’implanta dans le département actuel du Vaucluse, et que l’on peut dire qu’y fut mis fin à l’âge antédiluvien que l’on nomme Paléolithique.
[1]. À notre époque, le mont Ventoux.
[2]. Le Rhône.